A quelques jours d’intervalle, deux personnes m’ont parlé d’Usenet pour m’en vanter les vertus. Vertus ternies : toutes deux m’ont aussi avoué leur désengagement, parce qu’Usenet n’est plus dans Usenet, parce que tout a changé.L’un comme l’autre font partie des pionniers. Pas ceux de 1979, qui n’étaient qu’une poignée sur un réseau inaccessible. Mais de ceux qui exploitèrent Usenet au tournant des années 90, avant le Web, à l’époque où les connectés étaient peu nombreux et possédaient une conscience technique aigüe de l’outil qu’ils manipulaient.Le dispositif technique était contraignant, et la majorité des utilisateurs s’en sentaient responsables, au point de former, au sens fort du terme, une communauté d’individus, une cité ou une république, assemblés autour d’Usenet.Cette citoyenneté en passait par des règles de comportement partagées sans contrainte externe : faire bref ?” la bande passante est précieuse ; n’utiliser que des formats accessibles par tous ; rester dans le sujet du groupe où l’on s’exprime et respecter les autres participants ; prendre connaissance des archives du groupe dans lequel on arrive avant de poser une question déjà traitée 218 fois, d’où l’émergence des FAQ (Frequently Asked Questions), précieux héritage d’Usenet.L’administration d’Usenet portait cette empreinte citoyenne. La création ou la suppression d’un groupe faisait l’objet d’un vote de la part des utilisateurs. L’entretien du système était assuré par des bénévoles. Le pouvoir de nuisance de chacun sur le système était énorme, ce qui était interprété comme un gage de responsabilité plutôt que comme un risque. La modération, apparue en 1984, n’était pas une pratique générale. Avec ces principes, 700 millions de messages ont pu s’échanger et se conserver dans le seul domaine anglophone.Et puis, vers 1997, Usenet a connu les conflits, les morts violentes de listes, les luttes intestines d’administration, le recours à des pratiques radicales pour écarter les trublions. Bref, le cadre de cette ” République ” se délitait, et depuis, les “News” ne sont plus un dispositif central du Réseau.Qu’est-il arrivé ? Il existait un système politique, animé par un ” Peuple ” d’utilisateurs citoyens qualifiés, partageant une certaine compétence et une certaine histoire. Comme ce système était par principe ouvert, et que l’accès au Réseau se banalisait, de nouveaux utilisateurs dépourvus de cette compétence et de cette histoire (le ” peuple du réseau ” avec un petit ” p “, dont le ” Peuple ” d’Usenet n’est qu’une sous-catégorie) sont arrivés sur Usenet.Ces nouveaux venus avaient d’autres ambitions que l’entretien d’un espace de dialogue communautaire entre égaux. D’ailleurs, les moyens de communication abondaient désormais, administrés par les fournisseurs de service, alors pourquoi s’en faire avec ces obsessions dépassées ? Ils revendiquaient plutôt une liberté de parole absolue, le droit de jouer les trouble-fête où ils en avaient envie, le droit de ne pas se soucier de l’entretien de l’outil, le droit de baguenauder sur les groupes pour y rencontrer leurs copains, le droit de ne pas appartenir à la communauté.Le dispositif technique Usenet reposait sur une certaine conception du ” peuple des réseaux “. Lorsque ce peuple s’est transformé, l’outil technique s’est trouvé dépassé, dépourvu des capacités à gérer cette diversité. Depuis, Napster, Freenet, ICQ ou Wiki ont constitué autant de techniques de mise en oeuvre de communautés, avec des principes de fonctionnement totalement différents. Preuve que les communautés électroniques sont aussi, sont d’abord, des questions doutils techniques.Prochaine chronique jeudi 6 juin
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