01net : Le titre complet de votre ouvrage est une question, ‘ Wikipédia, média de la connaissance démocratique ? ‘ (1). Avez-vous la réponse ?
Marc Foglia : Wikipédia participe de cette vague des médias citoyens. Elle satisfait un désir de participation du citoyen lambda et fonctionne comme une communauté politique : toutes les voix se valent, chacun a
droit à la parole, et les experts n’ont pas le monopole de la connaissance. Donc, ‘ démocratique ‘, oui. Mais c’est un média citoyen aussi parce qu’il y a collaboration à un bien commun, à un savoir
collectif, ce qui n’est pas le cas de tous les sites du type Web 2.0.Wikipédia satisfait-elle un désir de revanche sur le savoir académique ?
Il peut y avoir cette motivation, pour certaines personnes comme Essjay [pseudonyme d’un certain Ryan Jordan, à l’origine de l’un des scandales ayant affecté la crédibilité de Wikipédia, NDLR] qui se prétendait diplômé
en théologie et avait posté des milliers d’articles sur le sujet alors qu’il n’était qu’un ancien étudiant. Sinon, il s’agit surtout pour les gens d’avoir l’impression d’innover, d’entrer dans une nouvelle époque et de se retrouver avec une
responsabilité qu’ils n’ont pas dans la vie courante.Vous évoquez plusieurs fois le ‘ fatras ‘ qu’est Wikipédia. Les articles ne sont pas toujours bien conçus, les informations pas hiérarchisées, des données de base manquent… Cela
ne nuit-il pas au sérieux du projet ?
Jimmy Wales revendique lui-même le terme de ‘ fatras ‘, et il est assumé par la communauté des Wikipédiens. Certes, dans les articles, il manque des informations, mais du point de vue du projet, cela ne pose pas
de problème. L’idée est de s’améliorer petit à petit pour arriver à un produit valable. D’ailleurs, des tests on déjà été faits : Wikipédia tient la comparaison avec les encyclopédies classiques (Encyclopedia Britannica, Brockhaus en
Allemagne). Le succès de Wikipédia ne s’explique donc pas seulement parce que c’est gratuit et facile d’accès.C’est cohérent avec le fait que Wikipédia est née un peu par hasard, comme vous le rappelez…
Oui, je parle d’un ‘ enfant non désiré ‘. C’est une erreur de croire que Wikipédia a été pensée et conçue en amont. Ce que voulaient faire Larry Sanger et Jimmy Wales, c’était une encyclopédie
en ligne classique, comme L’Encyclopédie de l’Agora, appelée Nupédia. Mais cela avançait tellement lentement que Wales, qui venait du logiciel libre, a voulu intégrer un peu de technologie wiki. Et ça a très bien marché. Au bout
de deux ans, Nupédia a été abandonnée. Mais cette genèse de Wikipédia n’a rien d’exceptionnel dans le monde du Net.
Aujourd’hui, la Fondation Wikimédia a une responsabilité juridique pour le nom et le logo Wikipédia, mais elle ne dirige pas l’encyclopédie. Elle laisse les problèmes se régler le plus souvent seuls. Si des erreurs surviennent ou des
bonnes pratiques émergent, on essaie d’en faire un savoir collectif. Mais cela part de la base. Une grande place est laissée aux initiatives individuelles. Ce qui a aussi ses dangers.Justement, vous pointez un phénomène ambigu : le fait que tout le monde puisse publier entretient l’idée que tous les articles se valent et que corriger une fiche revient à n’être pas d’accord avec l’auteur, voire à le
censurer. N’est-ce pas le résultat inverse du but recherché ?
C’est la force et la faiblesse du projet. D’un côté, on ne va pas laisser quelqu’un manipuler un article. De l’autre, à partir du moment où une voix en vaut une autre, de réels experts sont malmenés par de jeunes blancs-becs qui croient
tout savoir ! On entre dans le domaine de l’opinion, du compromis. Ce que Larry Sanger n’a jamais accepté : pour lui, le compromis ne peut pas donner accès à la vérité [le cofondateur a quitté le projet en 2002, NDLR].
Sur Wikipédia, le travail fourni peut être détruit par d’autres. C’est peut-être en contradiction avec un objectif de nature scientifique. Je ne dis pas que le résultat n’est pas bon, mais que ce fonctionnement choque nos
conceptions.Le fait que des garde-fous aient été mis en place pour limiter les erreurs et les malveillances peut-il nuire au projet à terme ?
Il y a un risque de bureaucratie. Wikipédia est passée d’une phase de jeunesse et d’enthousiasme à une phase de maîtrise des problèmes. Cela peut décourager l’élan de départ si les articles deviennent trop difficiles à écrire. Sur
Wikipédia, le ticket d’entrée est très bas. Pour modifier un article, un clic suffit.
Mais de plus en plus, la barrière s’élève : il ne suffit pas d’écrire, il faut respecter l’organisation des paragraphes, mettre des liens, des références, des dates… Le risque, c’est la spécialisation, où le contributeur
deviendrait un semi-professionnel. Mais c’est dans l’ordre des choses. Et c’est un moyen de tester la motivation des contributeurs.Aujourd’hui, lorsque l’on fait une recherche sur Internet, le réflexe consiste à aller sur Google, qui remonte en priorité une page Wikipédia. Cette hégémonie n’est-elle pas elle aussi contradictoire avec l’idéal originel de
diversité ?
L’association Google-Wikipédia est ce que j’appelle la nouvelle matrice technologique. On entre un mot-clé et là, on a une telle abondance de résultats que Wikipédia sert de valeur-refuge, de point de repère. C’est un enjeu énorme, car
Wikipédia est devenue la première source d’information dans le monde. Mais il y a un risque d’uniformisation.
En même temps, on arrive à une toute autre pédagogie que celle que l’on connaît, avec la figure du maître qui sert de guide, montre le chemin. Là, on n’a plus de chemin du tout. Il n’y a plus de distance entre le désir de savoir et la
satisfaction de ce désir. L’information est déjà là, disponible. On n’a plus besoin de la mémoriser, plus besoin de raisonner. La méthode, maintenant, c’est juste de trouver le bon mot-clé.Les critiques contre Wikipédia peuvent-elles modifier cette tendance ?
Quelles que soient les réticences exprimées, je reste sceptique quant à notre capacité à influer sur l’avenir du phénomène dans la mesure où il n’y a pas de maître à bord. Wikipédia est une victoire de la pratique, par le clic. C’est une
chose à méditer.(1) Marc Foglia, Wikipédia, média de la connaissance démocratique ?, FYP Editions, collection ‘ Présence/Société ‘, 224 pages.
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