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Comment on bosse chez…Ubi Soft

L’entreprise familiale est devenue une multinationale du jeu, et son équipe originelle la ” filiale France “. Les cicatrices de l’affaire Ubi Free, le premier syndicat de salariés en ligne, s’effacent tout doucement.

C’était la zone. Des squats un peu partout. La première fois que je suis venue rue Armand-Carrel, j’étais pétrifiée de trouille.” Caroline Jeanteur, secrétaire générale d’Ubi Soft, se souvient de ses débuts chez le concepteur de jeux vidéo français, alors tout juste implanté dans une friche industrielle de Montreuil. Cinq ans plus tard, l’usine à jeux d’Ubi Soft est toujours amarrée aux bords du périphérique parisien, dans un bâtiment aux allures d’entrepôt. À l’origine, les frères Guillemot, les fondateurs, avaient recherché de l’espace bon marché, à deux pas de Paris. Ils n’avaient pas prévu qu’un jour l’adresse serait “branchée“… Dehors, les immeubles flambant neufs remplacent à présent les petits bars des coins de rue. Le quartier s’aseptise lentement mais sûrement. ” Ubi ” se contentait à ses débuts d’un unique plateau, au deuxième étage du bâtiment. L’escalier était à l’extérieur : quand il pleuvait, les Ubisoftiens arrivaient trempés en haut des marches.

Ubi Soft emploie désormais 1 700 personnes dans le monde

Aujourd’hui, des ascenseurs desservent les cinq étages monopolisés par le challenger d’Infogrames. Partout, beaucoup d’écrans d’ordinateurs. Ici, la moyenne d’âge est de 28 ans, et on recrute à tours de… Joypad. “ En mars 1995, nous étions 120. Maintenant, nous sommes 1 680 !“, rappelle Caroline Jeanteur. Sur toute la planète, car Ubi Soft est devenue une multinationale du jeu : 1,225 milliard de francs de chiffre d’affaires (186,5 millions d’euros) et des licences prestigieuses ?” de Playmobil à Dinosaure, le jeu dérivé du dernier Walt Disney.Le développement externe se fait à marche forcée. Dernier rachat en date, celui de Redstorm, le spécialiste américain du jeu on-line. Cet “ Ubi-boom” a obligé la grande famille des débuts à une course de vitesse permanente pour adapter les structures à son développement. On upgrade donc à tout-va : les cadres ” historiques ” se sont expatriés pour créer les filiales étrangères (Canada, Italie, San Francisco, etc.), les niveaux intermédiaires se sont multipliés pour encadrer les nouvelles recrues, les systèmes d’information se sont améliorés… Le succès est fulgurant, les chantiers sont permanents. “Après trois mois dans la filiale de New York, j’ai eu du mal à redescendre à Montreuil…“, dit un Ubisoftien.

Pour chaque jeu à développer, une équipe est constituée

Yann Leclerc, 25 ans, travaille au c?”ur du réacteur, dans le studio de conception des jeux, situé au premier étage. C’est ici que naissent les jeux vidéo de demain. Dinosaure et Rayman 3, les nouveaux fleurons d’Ubi Soft, viennent d’y être finalisés.Les locaux sont tristounets, mais la vie est ailleurs… dans les posters accrochés aux murs, les figurines Kinder alignées sur les ordinateurs, la liberté d’appropriation de l’espace par les occupants. “On est franchement serrés maintenant “, concède un salarié. Cent soixante-dix personnes sont réparties en cinq équipes, pour autant de jeux vidéo en développement. Chacune d’elle comprend sept compétences complémentaires : chef de projet, game designer, graphiste, sound designer, info designer, story designer et ingénieur informaticien. Le game designer exerce un rôle clé : “C’est lui qui doit pondre un jeu vidéo, résume Yann, recruté à ce poste en juillet 1998. Il développe une idée en tenant compte de l’environnement technique. ” Toute l’équipe est conduite par un chef de projet. “ C’est un mélange d’architecte et d’entraîneur de foot “, explique Arnaud Carrette, 26 ans, qui joue ce rôle sur Dinosaure et Rayman Tribe, déclinaison du best-seller Rayman en jeu en ligne multijoueurs. “Il faut une bonne ambiance dans l’équipe, car les projets peuvent durer deux ans “, continue-t-il. Ainsi, Rayman Tribe, lancé il y a neuf mois, restera en production jusqu’à la fin de 2001. Chargé de la liaison entre la production et l’éditorial, coordinateur de l’équipe et des impératifs marketing, le rôle du chef de projet est délicat… À la clé, un bon salaire : entre 180 000 et 220 000 francs pour un junior, entre 260 000 et 320 000 francs pour un confirmé.

Le job le plus incroyable : “responsable du bien-être

Ubi Soft, vu de l’extérieur, c’est la première entreprise qui a dû composer avec un syndicat virtuel. L’épisode Ubi Free ?” ce site web qui présentait la société comme un bagne ?” est encore une arête dans la gorge de la plupart des Ubisoftiens. Impossible de tourner la page après un tel bug social. “ Si l’initiative était bonne, le discours était exagéré, explique Yann Leclerc. Tout n’était pas rose, bien sûr, on essuyait les plâtres sur les méthodes de production, mais, bon, faut pas exagérer non plus.” Deux ans après les ” faits “, Jérémy Lefevre, l’auteur du site, vient de récidiver en publiant un livre pamphlétaire sur les pratiques sociales ” contestables ” des frères fondateurs, les Guillemot. “Il nous ressort ses litanies obsessionnelles comme si tout était resté figé, s’agace Jérôme Desplas, un graphiste. Il injurie beaucoup de gens qui l’ont très chaleureusement accueilli. ” Depuis, il y a eu les Ticket-Restaurant, la salle de gym interne et la création d’un poste de “ responsable du bien-être “, qui organise des activités culturelles. Et les trente-cinq heures… Au studio de production, elles sont appliquées à la lettre. “Un gardien vient le soir nous botter le derrière. Il sort carrément les gens du bureau. Seuls ceux qui sont inscrits sur une liste, qu’il a en main, peuvent rester, avec une dispense spéciale “, détaille Mathieu Girard, ingénieur informaticien. Chaque jour, à 17 h 30, un flot de salariés déserte donc les locaux, comme à l’usine. On ne travaille pas encore à la chaîne, mais les fonctions sont de moins en moins artisanales. Jérôme Desplas, 28 ans, travaille chez Ubi Soft depuis cinq ans : “Les frères Guillemot, au début, avaient un bureau au milieu des nôtres. J’avais les clés et je connaissais les codes des alarmes. Tout ça, c’est fini ! Le côté familial ne tient plus dans une boîte de cette taille. ” Un des traumatismes diffus, plus récent, c’est justement le changement progressif de statut du siège historique, devenu corvette après avoir été vaisseau amiral : “On ne peut plus raisonner ” France ” : sur 1 700 personnes, seulement 450 travaillent dans l’Hexagone ! Et 45 % du marché est aux États-Unis. Il fallait un siège international “, explique Caroline Jeanteur. Pour passer du ” local ” au ” global “, Yves Guillemot lui-même a changé d’adresse : il dirige désormais la galaxie Ubi Soft depuis la rue de Lagny. Le siège ” monde “?” à deux cents mètres à peine de Montreuil ?” est un peu le quartier des officiers. Ici sont regroupées les fonctions ” globales “, du juridique au stratégique…”Désormais, tout est conçu au niveau mondial. Les marketings locaux adaptent et planifient les lancements des campagnes“, explique Domitille Doat, ex-consultante chez Bossard Gemini, chef de marque sur les produits ludo-éducatifs, dans la structure européenne. Marketing des jeux vidéo et mercatique du yaourt, même combat ? “ En beaucoup plus sexy “, répond Igor Manceau, 25 ans, chef de produit sur Dinosaure, à l’aise dans son sweat de surfer. De quoi attirer des HEC et des Essec en pagaille… Qui s’étonnera que la culture change ? Organiser ces métiers en mutation constante n’est plus un jeu d’enfant. Caroline Jeanteur, la secrétaire générale, se plonge donc dans des scénarios pas franchement virtuels : son livre de chevet est un opus de Peter Senge sur la discipline du changement dans les entreprises apprenantes… Ou comment apprendre à gagner dans l’industrie du “game over ?

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Pierre Agède