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Comment Apple et les éditeurs ont fait grimper le prix des e-books

Aux Etats-Unis, la plainte déposée par le département de la Justice américain montre comment Apple et ses partenaires éditeurs ont, au moment du lancement de l’iPad, fait monter les prix des livres électroniques.

Jeff Bezos peut sabrer le champagne. Hier, le Department of Justice, (ministère de la Justice aux Etats-Unis) a officiellement attaqué Apple, le grand concurrent d’Amazon sur le marché du livre électronique, ainsi que cinq éditeurs majeurs (Hachette, HarperCollins, MacMillan, Penguin et Simon & Schuster). Ils sont accusés d’avoir ensemble « conspiré » pour faire « monter, fixer et stabiliser le prix de vente des livres électroniques, éteindre la concurrence des prix parmi les vendeurs de livres électroniques, et limiter la compétition entre les éditeurs inculpés par l’adoption collective et l’adhésion à des méthodes identiques de vente d’e-books. »

Une entente illicite qu’ils ont justement effectuée pour augmenter leurs marges au détriment du consommateur, et accessoirement forcer Amazon à remonter ses prix, alors que ce dernier les avait « cassés » pour que les nouveautés ne dépassent pas le tarif psychologique de 9,99 $ sur Kindle.

La plainte déposée par « Les Etats-Unis d’Amérique » est croustillante : elle raconte, dans le détail, comment s’est organisée cette entente pour faire grimper le prix des e-books, fomentée notamment lors de rencontres entre les cinq maisons impliquées dans des restaurants chics de Manhattan. Et par e-mail aussi, via des courriers électroniques rapidement effacés pour que personne n’en retrouve la trace.

Tous n’ont pas disparu… La plainte fait par exemple part d’un e-mail (traduit du français) envoyé par le PDG d’une des maisons d’éditions inculpées à son supérieur, à la maison mère : « Aux USA et au Royaume-Uni, mais aussi en Espagne et en France à un moindre degré, les plus grands éditeurs sont en discussion pour créer une plateforme alternative à Amazon pour les e-books. Le but est moins de rivaliser avec Amazon que de les forcer à accepter un prix plus élevé que 9,99. Je suis à NY cette semaine pour promouvoir cette idée […] » peut-on lire.

Apple, un allié machiavélique

Elle raconte surtout comment ces mêmes maisons d’édition ont trouvé un allié de poids en la personne de Steve Jobs en 2009 pour faire plier Amazon. A l’époque, Apple prépare en effet le lancement de l’iPad. Pour les éditeurs, l’entrée d’Apple est du pain bénit… Et pour Apple, ces éditeurs majeurs agacés par Jeff Bezos tombent aussi à point. 

La firme avait en effet les dents longues sur ce marché, comme l’indique cet e-mail d’Eddy Cue, vice-président des services Internet, à Steve Jobs daté de février 2009, rapporté dans la plainte : « Là où nous en sommes, il serait très facile pour nous de rivaliser, et je pense, d’écraser Amazon en lançant notre propre magasin d’e-books. » Une stratégie de concurrence frontale, qui tranchait avec l’option au préalable envisagée par la Pomme, qui consistait, toujours selon la plainte à « se partager de façon illégale le contenu numérique avec Amazon, en permettant à chacun de disposer d’une catégorie à soi : la musique et la vidéo pour Apple, les livres pour Amazon ».

Un drôle de partage qui ne verra pas le jour. A la place, Apple décide de s’allier avec ces cinq éditeurs échaudés par Amazon. En décembre 2009, Eddy Cue entre en contact avec eux et leur propose un deal comme seul Apple peut en proposer : transformer la façon dont ils vendent des livres. Plutôt que de conserver un modèle « classique », celui qui les lie avec Amazon, et qui permet à ce dernier de fixer lui-même le prix final du livre, Apple leur propose un modèle « d’agence ». Un principe similaire à celui qui régit déjà son App Store : ici, c’est l’éditeur qui fixe son prix au vendeur qui prend simplement une commission. Comme le résume Steve Jobs à l’époque : « Nous allons prendre le modèle de l’agence, dans lequel vous fixez le prix, et nous prenons nos 30 % et oui, le consommateur paie un peu plus, mais c’est ce que vous souhaitez de toute façon. »

Devant l’impasse Amazon, et sans doute devant le charisme incroyable du patron d’Apple, les cinq maisons d’éditions inculpées ont rapidement été convaincues par ce modèle, pourtant bien plus contraignant qu’il n’y paraît… Et qui va effectivement tout changer, à cause des modalités très spéciales que va imposer la firme à la Pomme.

Car Apple va, d’une part, proposer son propre prix de vente (12,99 $ pour les nouveautés), mais aussi et surtout imposer aux éditeurs qu’ils adoptent le même modèle d’agence auprès de tous les autres vendeurs de livres électroniques, comme Amazon… Une contrainte qu’ils ont acceptée sans souci, en estimant à l’époque que cette mesure, appliquée à tous, les aidera à atteindre leur objectif initial : faire grimper le prix des e-books. Apple est du coup tranquille, Jobs sait qu’il n’y aura plus de concurrence sur le prix de vente final de ces livres électroniques !

D’autant que, encore plus fort, Apple parvient à faire accepter une clause dans le contrat qui garantit que les éditeurs feront baisser le prix d’un livre sur l’iBookstore si jamais il baisse chez un autre vendeur « même si l’éditeur ne contrôle pas le prix de vente au consommateur » indique la plainte ! Apple conserverait ainsi ses 30 % sur un tarif final plus bas, mais l’éditeur devrait se serrer la ceinture…

La transformation du marché

Ces accords entre les cinq éditeurs et Apple seront signés fin janvier 2010, légèrement modifiés pour englober d’autres tarifs plus élevés. Les conséquences ne se feront pas attendre : quatre mois après seulement, « chacun des éditeurs avait transformé ses relations commerciales avec tous les vendeurs d’e-books majeurs pour passer à un modèle d’agence, et imposé des interdictions sur les remises et toute compétition de prix chez tous les revendeurs non-Apple. »

Amazon tentera bien de protester à l’époque. D’abord en lutte contre MacMillian, le géant du commerce en ligne cesse de commercialiser ses ouvrages lors de son passage au modèle d’agence. Mais voyant que les autres éditeurs, solidaires de leur complice, ont fait de même, Amazon capitule et accepte le modèle inventé par Apple pour conserver son partenariat avec les éditeurs. En résulte effectivement une montée rapide des prix.

Trois des éditeurs s’inclinent devant la plainte

« Nous pensons que les consommateurs ont payé des millions de trop sur les titres les plus populaires » a indiqué le procureur Eric Holder, rapporte le Wall Street Journal. La plainte a eu en tout cas un effet immédiat : trois des éditeurs inculpés (Hachette, HarperCollins et Simon & Schuster) ont choisi d’emblée de changer leur politique et de reverser 51 millions de dollars pour dédommager les consommateurs lésés. En revanche, Apple, MacMillan et Penguin refusent de considérer qu’il y a eu entente illicite et poursuivront la bataille judiciaire. 

Amazon, quant à lui, est resté silencieux après ces annonces, même si l’on se doute qu’elles ont réjoui bien des pontes du côté de Seattle. « Cet accord [avec les trois éditeurs ndlr] est une grande victoire pour les possesseurs de Kindle. Nous attendons avec impatience d’être autorisés à baisser les prix sur davantage de livres Kindle », a indiqué la firme dans un communiqué.

Reste que l’affaire ne fait que commencer. Et pourrait même s’avérer difficile pour le ministère de la Justice. D’après plusieurs experts juridiques interviewés par Cnet, si les maisons d’éditions pourraient être menacées effectivement, Apple serait bien plus difficile à toucher. D’autant que, malgré le drôle de contrat passé entre la firme de Steve Jobs et les maisons d’édition, Amazon demeure le mastodonte du livre électronique outre-Atlantique. 

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Eric le Bourlout