Une fois encore, la lutte contre le terrorisme pourrait être sur le point de nuire gravement à nos libertés essentielles. Au cœur du problème CleanIT, un projet européen dont l’objet est apparemment clair : « réduire l’impact de l’usage terroriste d’Internet ». La position de départ étant que « l’Internet joue un rôle central et est d’une importance stratégique pour les réseaux extrémistes et terroristes. (…) L’utilisation d’Internet à des fins terroristes est préoccupante, ainsi que les détournements de sites Web légaux ou neutres. » Cette dernière phrase, qu’on peut lire comme les précédentes sur le site Web du projet, pose effectivement quelques questions et inquiétudes.
Même si les rédacteurs du site CleanITproject.eu prennent la précaution de calmer les choses en une phrase : « La question est de savoir si nous pouvons réduire l’impact de l’usage du Net à des fins terroristes, sans affecter notre liberté en ligne. » Et de préciser immédiatement : « Une question que le projet saisit à bras le corps au travers d’un dialogue privé/public. »
Page d’accueil du site du Projet CleanIT.
Le privé a pris le pas sur le public
Or justement, le dialogue semble avoir pris une tournure dérangeante en huis clos, si on en croit un document de travail qui a fuité récemment (PDF). Ainsi, les premières réunions, auxquelles ont surtout assisté des acteurs privés, dont des sociétés spécialisées dans la fourniture d’outils de filtrage et de blocage en ligne, ont abouti à des propositions dangereuses, à en croire l’Electronic Frontier Foundation.
En plus de lourdes modifications législatives, la solution au problème du terrorisme en ligne passerait par la mise en place d’outils de filtrage contrôlés par des sociétés privées et par les gouvernements, le développement de systèmes plus performants étant financé par des investissements lourds de la part des Etats.
Une situation, qui, selon l’EDRi, un regroupement international d’une trentaine d’ONG et associations de défense des droits et libertés, va à l’encontre du déroulé originellement prévu pour les groupes de travail attachés à ce projet… Dans un premier temps, les acteurs devaient identifier les problèmes et, dans un second temps seulement, proposer des solutions.
En l’occurrence, la main a été prise par des acteurs privés qui ont vu dans ce projet un moyen idéal de faire du lobbying pour le déploiement de leurs outils. L’EDRi parle même d’un « racket contre protection », qui fait étonnamment référence à des pratiques mafieuses, qu’on n’imaginait pas devoir siéger en ces lieux.
Des propositions aberrantes et liberticides
Dès lors, on comprend mieux pourquoi une des propositions faites est tout simplement de supprimer toute loi limitant l’utilisation de filtres. Une autre enjoint de permettre aux autorités de régulation (publiques ou privées) de retirer tout contenu « sans suivre les procédures lourdes et laborieuses qui passent par une “notification et une action”. » Autrement dit, comme l’inspecteur Harry, les autorités dégainent et tirent sans sommation, sans comptes à rendre. CleanIT-wood, pourrait-on dire, si on n’avait pas peur d’un affreux jeu de mots.
D’autres propositions a priori plus pertinentes font également écho à des tendances latentes, notamment du côté de Facebook et de sa chasse au pseudo. On lit ainsi qu’il serait bon d’assurer par voie légale une obligation d’utiliser son « vrai nom » en ligne pour éviter les usages anonymes… On pourra toujours dire que seuls ceux qui ont quelque chose à se reprocher voudront être anonymes, il suffit de suivre le débat autour de la mise en place de Do Not Track (à titre d’exemple) pour comprendre que l’anonymat a parfois du bon.
Ubu roi !
Quoi qu’il en soit, ces filtres et solutions de sécurisation pourraient aboutir à des résultats ubuesques. Ainsi, au-delà du fait que quelques propositions recommandent que les conditions d’utilisation ne « soient pas trop détaillées », pour pouvoir ensuite agir en toute liberté pour censurer, on découvre que « toute forme de représentation de la nudité », même sous « forme de dessin », pourrait être bannie. Outre que Donald Duck, qui est à moitié nu n’aurait plus le droit de cité sur Internet, quel rapport y a-t-il ici avec les terroristes ?
L’inquiétude point ici, car ces restrictions, qui vont au-delà de celles de la loi, donnent le pouvoir de contrôle à des entités privées, dont les règles de conduite et d’action peuvent échapper à la législation. En sus, toute personne qui travaille dans une entreprise avec un filtrage par proxy sait à quel point il est pénible de se heurter aux barrières invisibles de mots-clés, qui visent très larges dans l’espoir de ne rien rater. Imaginez ces limites appliquées à tous vos accès à Internet. Un super contrôle parental pour nous surveiller tous. Et le projet fuité l’écrit noir sur blanc : ces sociétés auront le droit de retirer des contenus « qui sont totalement légaux », ce choix pouvant être fait en fonction des priorités « éthiques ou commerciales » de l’entreprise. On appréciera la juxtaposition de ces deux mots. On comprendra également que notre liberté de surfer serait alors soumise au bon vouloir d’un Big Brother, empressé de nous empêcher de lire un article déplaisant, de visiter un site Web concurrent, etc. Le pire est envisageable, Ubu est roi !
Le fin mot (temporaire) de cette histoire revient à l’EDRi : « Sans surprise, dans les discussions de l’EDRi au sujet de CleanIT, aussi bien avec les agences de régulation qu’avec les acteurs de l’industrie, le mot qui revient le plus fréquemment est “incompétence”. »
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