Jean-Marie Messier, victime expiatoire des années net économie ou cible du système politico-économique à la française ? L’éviction brutale de J2M, le 3 juillet, illustre en tout cas de manière spectaculaire la valse des dirigeants de grands groupes qui, comme lui, se sont appuyés sur les marchés financiers pour assurer leur expansion à coup d’acquisitions. Une stratégie approuvée par les administrateurs lorsque la Bourse était encore porteuse et l’économie en réseau à la mode. Mais qui ne résiste plus, aujourd’hui, aux exigences des agences de notation et des actionnaires.L’éviction de Jean-Marie Messier s’inscrit dans une longue série de “démissions”, de “placardisations”, voire de poursuites judiciaires qui frappent les dirigeants de sociétés du secteur télécommunications, médias et technologies. Une étude récente de Booz Allen & Hamilton démontre la pression toujours plus grande qui s’exerce sur les PDG (*). Sur un échantillon des 2 500 plus importantes capitalisations mondiales, la part des dirigeants ayant quitté leur poste pour contre-performance financière est passée de 20 à 37 % entre 1995 et 2001.
Haro sur les flambeurs
La mise à l’écart de Jean-Marie Messier arrive au plus fort de la purge financière. D’autres groupes ont réagi plus tôt, à l’image de l’opérateur espagnol de télécommunications Telefonica. Juan Villalonga, débarqué en juillet 2000, partageait avec J2M le goût des grandes man?”uvres, des médias et des États-Unis. Comme lui, d’ailleurs, il avait décidé de diriger les opérations outre-Atlantique, depuis Miami. Le “bolide sans frein”, comme le surnommait la presse espagnole, s’en est allé alors que l’autorité boursière le soupçonne de délit d’initié. Les similitudes avec le cas Messier sont nombreuses. Villalonga divise la classe politique, ses vagues d’acquisitions en Amérique du Sud et le rachat de Lycos pour 12,5 milliards de dollars (12,76 milliards d’euros), sa diversification dans les médias sont scrutés à la loupe. Sa tentative de fusion avec KPN, sanctionné par un veto du chef du gouvernement, marque la fin du règne. Fini les dépenses exorbitantes, l’internationalisation. Retour à une gestion plus saine. Ce repli vers des stratégies plus raisonnables reste la raison première des évictions de haut vol.Premier secteur concerné, celui des télécommunications. Les grands opérateurs ont payé leur tribut. Le Britannique BT a dû se séparer de son président, Iain Vallance, à la mi-2001, et de son directeur général, Peter Bonfield, en janvier 2002. En cause, leur stratégie d’expansion et ses corollaires financiers : un cours de Bourse en déconfiture et un endettement de 48 milliards d’euros. Aujourd’hui, l’ex-British Telecom s’est presque entièrement replié sur la Grande-Bretagne et a cédé son activité mobile.Toujours en Europe, poussé par les banquiers du groupe, Paul Smits a dû se retirer de la direction de KPN en septembre 2001. Défaut majeur de sa stratégie : une dette de 22,8 milliards d’euros, alors que le Néerlandais affichait l’ambition de conquérir une large partie de l’Europe.Le jeu de domino a aussi atteint les équipementiers. Richard McGinn, le patron de Lucent, ex-leader mondial des équipementiers réseaux, est remercié en octobre 2000. Novembre 2001, John Roth quitte Nortel. Avec lui, la moitié des effectifs de l’équipementier canadien est licenciée. Les têtes tombent tous azimuts. Bien que, pour d’évidentes raisons de conjoncture, les télécoms soient particulièrement frappées, le phénomène n’épargne aucun secteur. Tim Koogle, l’emblématique patron de Yahoo, mais aussi Carl Yankowski, PDG de Palm, ou encore Larry Mueller, patron de l’éditeur Ariba, en sont victimes. En Europe, sont tombés également Guy de Panafieu, patron malheureux de Bull, et Karl Gerhard Schmidt, président du courtier allemand Consors. Enfin, ce turnover ne touche pas seulement les grosses capitalisations. Le spécialiste des cartes à puce, le Français Gemplus, hôte du Nouveau Marché, a laissé partir en décembre 2001 un tandem contesté, son CEO, Antonio Perez, et son président-fondateur, Marc Lassus.Les changements de cap ne s’opèrent d’ailleurs pas toujours sous la contrainte des banques et des marchés. Exemple, AOL Time Warner, où les mises à l’écart seront consécutives à une fusion bien voulue, mais mal digérée. Le départ anticipé de Gerald Levin, artisan de l’opération, laisse la voie libre à Richard Parsons pour prendre la direction opérationnelle du groupe. La branche des médias traditionnels, issue de Time Warner, consolide son pouvoir. Steve Case, le fondateur d’AOL, reste président mais ne détient plus les rênes.Déboires financiers et revirements stratégiques sont donc à l’origine de cette première salve de disgrâces. Depuis l’affaire Enron, vient s’ajouter un troisième facteur, judiciaire celui-là, et circonscrit, pour l’heure, aux États-Unis. Le mécanisme est simple : le soupçon d’irrégularités comptables entraîne une enquête de la SEC, le gendarme américain de la Bourse, laquelle accélère le plongeon des places financières et bientôt le changement du management.
Faillites & Cie
Dernières péripéties de ce cataclysme juridico-financier, les quasi-faillites, en juin, de Qwest et de Worldcom, précédées du limogeage de leurs patrons respectifs, Joe Nacchio et Bernard Ebbers. L’un et l’autre avaient pourtant créé de toutes pièces les deuxième et quatrième opérateurs américains de télécommunications. Un peu plus tôt, au printemps, Peregrine, éditeur américain de logiciels spécialisés dans la gestion d’actifs, annonçait le départ conjoint de son PDG et de son directeur financier. L’enquête sur un trou d’une centaine de millions de dollars improprement comptabilisée est en cours.Les causes, parfois, s’entremêlent : J2M récolte en Bourse les fruits amers d’une stratégie ratée. Mais les rumeurs sur d’hypothétiques négociations du PDG français, pour se préserver de possibles ennuis judiciaires aux États-Unis, circulent déjà sur les marchés. Côté parisien, la Commission des opérations de Bourse avoue être intervenue auprès de Vivendi Universal afin que ses comptes 2001 soient établis conformément aux règles françaises. S’il est trop tôt pour envisager une contagion, le départ forcé de Jean-Marie Messier, patron “franco-américain” d’un groupe lui-même métis, incite à poser la question. La “jurisprudence” Messier ouvre-t-elle réellement la porte, en Europe continentale, à une importation de la culture économique made in Wall Street ? La concordance de facteurs financiers et psychologiques pourrait, dans ce cas, fragiliser, par exemple, les positions de Serge Tchuruk, Michel Bon et autres Ron Sommer, statues aujourd’hui exposées d’Alcatel, France Telecom et Deutsche Telekom.
(*) “CEO Succession Study”, cabinet Booz Allen & Hamilton, juin 2002.
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