Reporters sans frontières (RSF) vient d’attribuer le prix du Net citoyen 2011 au blog Nawaat.org. A l’occasion de son passage à Paris, celui qui est connu sur la Toile tunisienne sous le pseudonyme d’Astrubal lève le voile sur son identité. Riadh Guerfali, qui est enseignant à l’université dans sa vie non numérique, revient sur la censure orchestrée sous le gouvernement de Ben Ali. Il relativise aussi le rôle d’Internet dans la révolution tunisienne, sur lequel les médias occidentaux avaient beaucoup insisté.
01net. : D’où est venue l’idée de Nawaat.org ?
Riadh Guerfali (alias Astrubal) : Nawaat ( le « noyau ») est né de la nécessité de créer un site où les Tunisiens puissent s’exprimer librement, en toute indépendance. Nous voulions créer un blog 100 % tunisien qui soit en mesure de relayer une parole libre dans un contexte où l’expression était verrouillée par Ben Ali, y compris sur Internet. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle Nawaat a été censuré dès le premier jour de sa mise en ligne.
Cela signifie-t-il que les Tunisiens du pays, à l’inverse de ceux de la diaspora, n’avaient pas accès au site ?
Nawaat a été bloqué dès sa création en 2004. A cette époque, la censure existait déjà, mais un petit nombre de Tunisiens savaient comment la contourner à travers des proxies ou des VPN [virtual private networks, NDLR]. Le site était alors confidentiel. Puis nous avons travaillé à la diffusion d’outils et de conseils pour qu’un plus grand nombre de personnes puissent accéder à un Internet libre [et donc à Nawaat.org, NDLR]. L’audience de Nawaat a été plus importante.
Des blogueurs souvent arrêtés
Comment s’exerçait la censure sur le web ?
Elle était insupportable. Vous n’aviez pas accès librement aux informations. Des sites qui n’avaient rien de subversif, qui ne traitaient pas de politique, étaient touchés par la censure. Je me rappelle un site Internet du barreau de Paris auquel je n’avais pas accès. 01net même aurait pu être censuré si la police d’Internet l’avait décidé. Mais rien n’était fait officiellement. Vous lanciez une requête, elle était interceptée, et l’on vous renvoyait une erreur 404 comme si elle provenait des serveurs du site auquel vous cherchiez à vous connecter. C’est ni plus ni moins que de l’usurpation d’identité.
Passer par des VPN et des proxies n’était pas sans problème. En raison de l’affluence, la vitesse de connexion était très diminuée, et il était très souvent impossible de lire une vidéo.
Et comment s’exerçait la censure sur les blogueurs ?
Les blogueurs subissaient des pressions, du harcèlement, des arrestations. Zouhair Yahyaoui, économiste et créateur du site TuneZine, a été le premier prisonnier d’Internet. Il a été arrêté en 2002, a fait presque un an et demi de prison. Il est mort quelques mois après sa libération. C’est à sa mémoire que nous dédions le prix que Nawaat reçoit de Reporters sans frontières.
Quant à moi, je m’attendais à ce que la police d’Internet arrive à m’identifier et vienne me chercher. Ce qui était rassurant, c’est que rien ne pouvait m’arriver sans que des ONG, RSF, mes amis, d’autres blogueurs le sachent. Face au silence des gouvernements occidentaux, heureusement que la société civile était là.
C’est pour une question de sécurité que vous avez fait le choix d’animer un blog sous un pseudo ?
Quand j’ai commencé, j’étais en France. Je voulais surtout séparer mon activité professionnelle [d’enseignant universitaire, NDLR] de mon activité militante. Science et militantisme ne font pas bon ménage. Je n’avais pas envie non plus qu’un de mes étudiants m’interpelle sur mes écrits. Maintenant que je vais mettre de côté ma vie d’enseignant, je peux dévoiler mon identité. Est-ce que l’anonymat m’a servi du point de vue de ma sécurité ? Oui, sûrement. Mais ce n’était pas l’objectif premier.
Les médias occidentaux ont expliqué que la révolution avait été possible grâce à Internet. N’est-ce pas une vision un peu simpliste ?
Si la question est : le régime de Ben Ali serait-il tombé sans Internet ? La réponse est oui, mais sûrement pas le 14 janvier dernier. Les choses auraient pris plus de temps. La circulation de l’information sur les réseaux sociaux a permis aux Tunisiens de se donner rendez-vous dans la rue. La révolution d’Internet, ce n’est pas une révolution Facebook ni une révolution Twitter. C’est la révolution d’un nouvel outil, d’un nouveau canal de circulation de l’information.
Le droit d’auteur, prétexte à la censure ?
Depuis le 14 janvier, les Tunisiens ont-ils un accès libre à Internet ?
Aujourd’hui oui. Mais ce ne fut pas le cas dans les deux premières semaines qui ont suivi la fuite de Ben Ali. Les tensions étaient nombreuses. Malgré l’annonce de la levée de la censure, plusieurs sites étaient bloqués au prétexte qu’un Internet libre était dangereux pour nos enfants, qu’il fallait les protéger de la cyberpornographie. Il est inacceptable qu’un quelconque fonctionnaire puisse de façon clandestine décider si je peux accéder ou non à un document qui traite de sociologie des mœurs ou de gynécologie, par exemple. Il n’appartient à aucune administration de bloquer quoi que ce soit. Cela est du ressort des tribunaux.
Vos propos ont un retentissement particulier en France, alors que le filtrage administratif du Web vient d’être validé par le Conseil constitutionnel…
Rien n’est définitivement acquis. Nous devons être vigilants sur la liberté d’Internet en Tunisie, et vous devez l’être en France. Sous prétexte de protéger le droit d’auteur, il se passe de sacrées choses : coupures d’accès, fin de l’anonymat des contributeurs. L’information doit circuler librement. La culture doit être partagée. Je ne suis pas en train de dire qu’il ne faut pas protéger le droit d’auteur ; il faut rémunérer les auteurs. Mais il est inacceptable de porter atteinte à la liberté de circulation et d’accès à l’information pour protéger les intérêts financiers de quelques puissants.
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