Voilà que la Bibliothèque nationale et l’Institut national de l’audiovisuel (INA) veulent archiver le Web. Enfin, un bout du Web, qualifié de français (détermination obscure, il existe sans doute un Web francophone, mais un Web
français ?).Le projet est ambitieux, à défaut d’être original. On a déjà vu la bibliothèque du Congrès (américain) avancer des propositions similaires, la Suède s’y intéresse aussi. Le site
Wayback a de son côté procédé à un archivage de ce type, sans rien demander à personne.Je ne doute pas de l’intérêt de la chose. Je suis convaincu que le Web est devenu la plus riche des encyclopédies et un terrain d’expression artistique sans précédent. Et qu’il faut le sauvegarder. Le sauvegarder, ça signifie s’assurer
qu’il ne disparaîtra pas du jour au lendemain. Une démarche distincte de l’archivage, qui vise moins à la restauration d’un état donné qu’à l’accumulation d’un ensemble d’états d’un corpus, sous forme organisée.Parce que, où s’arrête le contenu Web ? Les sites institutionnels, sans doute. Les sites perso, d’accord en grande majorité. Même si certains n’ont guère qu’une diffusion confidentielle et revendiquée comme telle ; mais bon, s’ils sont
mis en ligne, après tout, n’importe qui peut y accéder. Les webcams ? Doit-on archiver l’ensemble des flux des webcams ? Et les forums ? Tout le monde participe à des forums… Est-ce que vous envisagez que vos interventions persistent jusqu’à
la fin des temps ? (surtout si on ajoute les sites de news et les IRC, dont l’appartenance au Web est discutable.)En tout cas ça pose un problème d’expression privée. Tout le monde n’était pas forcément conscient jusque-là que ses moindres verbigérations en ligne ?” style ” cafés du Commerce et des Deux Gares réunis ” ?”
allaient rester disponibles pour les internautes des siècles futurs 1.Ensuite, il y a une question de masse. Est-ce que l’ensemble des versions du catalogue de la FNAC (non, ce n’est pas un annonceur, je fais ça pour rien) devra être archivé ? Dans toutes ses versions, mises à jour tous les jours ?
Idem pour les supermarchés ? Et là encore, pour les webcams ? Et pour les flux au sens large, télé, radio, publicités animées ? Tout ce qui bouge sans cesse ?Ce projet s’inscrit bien dans une inflation généralisée de l’archive, qui correspond à la fois à une multiplication du contenu et à une modification de notre rapport à la conservation. Problématique qui se renforce depuis le début du
vingtième siècle.L’Histoire, jusqu’ici, c’était de se retourner vers ce qui avait disparu, vers ce qui manquait. C’était une tentative de reconstruire dans le présent, à partir des traces disponibles, un moment passé. Une archive globale ne bénéficie
plus d’un tel décalage. Ce qui est passé reste présent en bloc. Ça ne passe plus, ça reste sous la forme d’un fonds global disponible.Cela nous ramène à la question de la carte et du territoire, la carte trop précise prend la place du territoire ?” le territoire, c’est l’échelle 1. Dans un réseau plein d’archives, quel signe sera disponible pour indiquer le
présent du Réseau ? Quelle possibilité d’oublier nous sera laissée ?C’est important aussi, d’oublier, de perdre les choses. Tout conserver, c’est courir le risque de se faire envahir. Comme Funes, ce personnage d’une nouvelle de Borges, qui n’oublie rien. Pourvu d’une mémoire absolue, au point de se
souvenir de la forme des nuages, des couleurs du ciel au levant, du moindre détail d’une poignée de porte, et qui décide de ne pas conserver plus de 40 000 souvenirs par jour, pour ne pas devenir fou.1. Il existe un précédent à ce sujet : dans le
bouquin d’Howard Rheingold consacré aux communautés virtuelles, l’auteur consacre un long chapitre au cas de l’homme qui avait demandé au webmaster de The Well (le premier site
communautaire, créé au début des années 80) de supprimer toutes ses contributions. Sa demande fit l’objet de nombreux et violents débats en ligne… mais il obtint le droit de faire disparaître les échos électroniques de sa présence dans la
communauté.PS : Dénichée cette semaine, cette petite phrase : “Ni la matière, ni l’espace, ni le temps ne sont plus depuis vingt ans ce qu’ils étaient depuis toujours “, écrite en… 1934 par Paul Valery, bien
avant la généralisation du numérique. Comme quoi, le sentiment dévolution violente est de toutes les époques.Prochaine chronique jeudi 6 décembre 2001
🔴 Pour ne manquer aucune actualité de 01net, suivez-nous sur Google Actualités et WhatsApp.