Nous sommes le 16 août 1995. Le Web n’en est qu’à ses balbutiements et seule une minorité d’early adopters a d’ores et déjà accès à Internet, le plus souvent par le biais d’un modem dont le débit ne dépasse pas les 14,4 kbit/s. Microsoft, qui lance en fanfare Windows 95, n’a pas jugé bon de fournir par défaut dans son nouvel OS les outils pour surfer sur le Web, ni même le support du TCP/IP, indispensable pour se connecter à Internet.
C’est donc par le biais d’un pack payant (50 dollars !) de logiciels supplémentaires, baptisé « Plus ! », qu’Internet Explorer 1.0 (qui deviendra bientôt IE) fait son apparition, perdu au milieu de jeux, de sons supplémentaires et de fonds d’écran. À l’époque, les pionniers du Web ne lui prêtent guère d’attention : ils lui préfèrent largement Netscape Navigator, lancé en octobre 1994, bien plus complet.
Il faut dire qu’Internet Explorer 1.0 n’a pas grand-chose d’original à proposer. Il s’agit ni plus ni moins d’une « skin » de Spyglass Mosaic, un navigateur dont Microsoft avait acquis les droits sous licence quelques mois plus tôt, avec pour objectif de répondre au plus vite au succès fulgurant de Netscape. Las ! L’intégration d’IE dans un pack payant n’était sans doute pas l’idée la plus judicieuse : Netscape a ainsi continué sa progression au détriment du logiciel de Microsoft.
Mais très vite, le géant de Redmond change son fusil d’épaule. Quelques mois plus tard seulement, l’entreprise lance Internet Explorer 2.0, toujours basé sur la technologie de Spyglass, mais cette fois… gratuitement, pour tout le monde, y compris les entreprises. C’est une petite révolution ! A l’époque, Netscape faisait en effet payer son logiciel aux entreprises. En rendant IE gratuit, Microsoft allait vite s’attirer les bonnes grâces des pros.
Internet Explorer 4 : le coup de maître
On se souviendra surtout d’IE 3 pour avoir été la première version du logiciel à arborer le célèbre logo bleu. Mais c’est Internet Explorer 4 qui va tout changer et permettre à Microsoft de gagner ce que l’on appelle désormais la première « guerre des navigateurs » face à Netscape, et ainsi de lui assurer un quasi-monopole sur le marché durant de (trop) longues années.
En 1996, après en avoir pris conscience bien tard, Microsoft sait pertinemment que le Web va devenir incontournable, et qu’il est indispensable que Windows embrasse cette révolution. Le code d’Internet Explorer 4 est ainsi très différent de celui des versions précédentes, et se débarrasse d’une grande partie de celui de Spyglass Mosaic. Microsoft y introduit aussi le moteur de rendu Trident, qu’il conservera jusqu’à la fin de la vie du navigateur.
Surtout, IE 4 est intimement lié à Windows. Il est livré d’emblée avec les versions les plus modernes de Windows 95, et va même être complètement intégré à Windows 98, qui utilisera son moteur de rendu pour afficher l’interface de l’OS et proposer un Explorateur de fichiers beaucoup plus moderne.
Cette décision d’intégrer par défaut IE 4 à son OS a évidemment eu des conséquences très lourdes pour Netscape qui voit, dès 1996, ses parts de marché fondre comme neige au soleil : pourquoi un utilisateur de Windows irait-il télécharger Netscape alors qu’il existe déjà un logiciel de navigation intégré ?
Ainsi, en l’espace de quelques années seulement, et grâce à la domination de Windows sur le marché des OS, les versions successives d’IE vont écraser naturellement toute concurrence. De 81 % de parts de marché à la fin 1996, Netscape est doublé par Internet Explorer deux ans plus tard. En 2001, la messe est dite : IE truste 90 % du marché. Netscape ne dépasse plus 5,5 % !
IE 6, le pire navigateur de l’histoire
Une situation évidemment problématique à de nombreux niveaux. L’intégration d’IE dans Windows poussera même le département fédéral de la Justice et vingt états américains à porter plainte contre Microsoft pour abus de position dominante, en 1998. La firme est passée à deux doigts du démantèlement. Mais y échappe à l’issue d’un procès épique.
Surtout, l’omnipotence d’Internet Explorer, en particulier sa version 6, va durant longtemps freiner l’innovation sur le Web et frustrer développeurs comme utilisateurs. Inauguré avec Windows XP en août 2001, IE 6 va en effet vivre longtemps, trop longtemps. Il ne sera remplacé qu’en 2006 par IE 7, livré avec Windows Vista.
Durant ces six longues années, Internet Explorer 6 va accumuler bugs et problèmes de sécurité – c’est une véritable passoire – et Microsoft prendra un malin plaisir à ne pas respecter les standards du Web pour asseoir la domination de son bébé. Microsoft ne fera rien non plus pour lui adjoindre de nouvelles fonctions : il faudra attendre le Service Pack 2 d’XP pour qu’IE 6 profite enfin d’un pauvre bloqueur de pop-up (une plaie de l’époque). Et IE 7 pour que Microsoft daigne proposer la navigation par onglets !
Firefox, l’anti Internet Explorer à la rescousse
Un navigateur aussi mauvais qu’IE 6 ne pouvait rester longtemps sans concurrence. Et c’est sur les ruines de Netscape qu’il va naître. Firefox débarque sur le Web en version 1.0 à la fin 2004, grâce au travail fabuleux de Mozilla et de ses contributeurs. En 1998, en effet, Netscape initiait le mouvement de l’open source en prenant une décision inédite dans l’histoire de l’informatique : fournir gratuitement le code source de son navigateur Web, qui sera désormais développé par une communauté de développeurs. Le nom du projet ? Mozilla.
Lorsqu’il débarque, Firefox représente l’antithèse du logiciel de Microsoft. Son code source est ouvert, il respecte du mieux qu’il peut les standards du Web, et propose une myriade de fonctions qu’IE 6 ignore superbement : navigation par onglets, extensions, thèmes… Firefox va immédiatement séduire les utilisateurs aguerris et développeurs, et grappiller des parts de marché à IE rapidement : il atteint 10 % des internautes dès 2005. Microsoft ne le sait pas encore, mais c’est déjà le début de la fin pour IE.
Safari et Chrome, les navigateurs qui ridiculisent IE
Mais le pire était encore à venir pour Microsoft. A l’été 2007, Apple lance l’iPhone et profite de son travail de longue haleine sur Safari et son propre moteur de rendu (WebKit) pour révolutionner le surf sur mobile. Un an plus tard, Google dévoile Chrome, qui profite lui aussi de Webkit, qu’Apple a eu la bonne idée de rendre open source en 2005. Mais aussi de V8, un moteur JavaScript maison qui accélère grandement l’affichage des pages Web complexes.
Sundar Pichai (désormais CEO de Google) présente Chrome, en 2008
Léger, rapide et sécurisé, Chrome va rencontrer un succès fulgurant. Il faut dire que Google a largement profité de sa page d’accueil pour faire la promotion de son navigateur… et qu’on ne parle à l’époque que du HTML 5.0 et des sites Web 2.0, qui s’affichent très mal dans IE.
Face à Firefox, Chrome et Safari, Internet Explorer est ringard du point de vue de la technologie comme des fonctions. Et malgré son intégration à Windows, les jours de gloire d’IE sont derrière lui : il servira désormais essentiellement à « télécharger Chrome ou Firefox », comme le veut la boutade.
IE 9, la tentative d’un retour en force
Un peu en panique devant cette concurrence féroce, et alors qu’il est en train de rater le virage du Web mobile, Microsoft joue son va-tout. En 2010, il présente Internet Explorer 9. C’est un tournant : la firme a toujours superbement ignoré la révolution HTML 5 et le respect des standards du Web, mais dit cette fois qu’elle fera tout pour les respecter. Une manière de tenter de séduire à nouveaux les développeurs Web, qui considèrent Internet Explorer comme une relique dont il faut se débarrasser au plus vite. Il faut dire que malgré les nouvelles versions d’IE proposées par Microsoft, cette plaie d’IE 6 est toujours largement utilisée, notamment à cause d’un parc toujours très important de PC sous Windows XP.
Too little, too late. IE 9 ne relèvera pas la barre. Face à un Google qui multiplie les innovations sur Chrome à un rythme effréné, Microsoft ne parvient pas à suivre, malgré cet effort soudain d’ouverture.
Edge, la première mort d’IE
Mais Microsoft ne veut évidemment pas lâcher l’affaire. Et tue une première fois IE en 2015. Conscient de l’image déplorable de son logiciel, il profite de l’annonce de Windows 10 pour inaugurer un tout navigateur, Edge. Il intègre un nouveau moteur de rendu (EdgeHTML) qui n’est autre qu’un fork du vieux Trident… qui mise sur l’interopérabilité et le respect absolu des standards. Afin d’assurer la compatibilité de certaines applications Web, Microsoft laissera toutefois la dernière version d’IE, la 11ème, dans un coin de Windows 10.
Mais rien n’y fait. Edge, malgré des performances en hausse et quelques bonnes idées ergonomiques ne parvient pas à remonter la pente. Chrome n’a désormais plus de rival. À tel point que Microsoft est obligé de jeter l’éponge. En 2018, Microsoft annonce abandonner EdgeHTML, le moteur hérité de celui d’IE, pour passer à celui de Chromium, la version open source du navigateur de Google. IE n’en finit plus de mourir !
2022 : game over (ou presque)
La longue histoire d’Internet Explorer prendra fin dans quelques mois. Lorsque les utilisateurs qui l’ont encore cliqueront sur le fameux « e » bleu, Microsoft leur indiquera gentiment qu’il est temps de passer à Edge, et Windows lancera ce dernier à la place.
Mais IE n’est pas encore tout à fait mort. Son impact a été tel qu’il est encore indispensable à certaines vieilles applications professionnelles. Alors, on pourra toujours, depuis Edge, activer le « mode IE » pour charger un site avec le vénérable moteur de rendu d’IE.
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